jeudi 14 novembre 2013

Le charron, suite et... fin

Le boucher nous a rappelé l'aspect implicite, intime du processus d'apprentissage. Son accomplissement est mystérieux pour celui qui le vit, il est le premier surpris par ce qu'il découvre, ce qui émerge de ses actes et de ses gestes.

Le plus souvent cependant, nous apprenons des autres et avec eux. Ce deuxième texte, qui clôture le chapitre XIII des "Œuvres de Maître Tchouang" (trad. Jean Lévi, Editions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2006), nous montre les dysfonctionnements de la transmission surtout lorsqu'elle s'appuie essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, sur la parole.  


 
"Le duc Houan Iisait un livre. Le charron qui travaillait à sa roue en bas des degrés monta le trouver :
Que lisez-vous ?
Les paroles des saints.
Sont-ils vivants ?
Ils sont morts.
Alors ce que vous lisez, ce sont leurs déjections.
Comment ! Un charron ose discuter de ce que lit son seigneur ! éructa le duc. Si tu parviens à justifier ton assertion, je te fais grâce, sinon je te coupe la tête !
— Quand on façonne une roue, trop doux, il y a du jeu, trop fort, les pièces s’imbriquent mal. Ni trop doux ni trop fort, il faut l’avoir dans les doigts. L’esprit se contente d’obéir. Il y a dans mon activité quelque chose qui ne peut s’exprimer par des mots, aussi n’ai-je pu le faire comprendre à mon fils. ]’ai soixante-dix ans bien sonnés et je suis encore là à faire des roues en dépit de mon grand âge. Ce que les anciens n’ont pu transmettre est bien mort et les livres que vous lisez ne sont que leurs déjections."


Emmanuel : Si on écrivait la suite de cette histoire ?
Christine : D'accord, allons-y. Et nous verrons ce qu’on peut en conclure.



Le duc, qui jusque-là avait l’air fort courroucé, sembla soudain se radoucir. Quelque chose, dans le discours du charron avait éveillé son intérêt. Ses mains se décrispèrent et son épée rentra dans le fourreau duquel elle était sur le point de sortir.
- Tiens donc, mais alors, tu as toi aussi du mal à te faire entendre de ton fils ? Le mien est né avec une cuillère en or dans la bouche, c’est le pire des enfants gâtés. On fait tout pour nos enfants, on manœuvre, on se compromet, on leur offre la meilleure éducation, et ensuite, ils ne veulent plus tenir compte de ce qu’on leur dit.
Aussi imperturbable au moment de l’accalmie que pendant la tempête, le charron opina tranquillement de la tête. Il sourit et son regard sembla se perdre un instant dans le vague. Le duc s’aperçut qu’il suivait quelque chose du regard, derrière lui. En se tournant pour regarder dans la même direction, il découvrit un corbeau qui effectua un large cercle avant de venir se poser sur la branche d’un noyer, non loin de là. Il posa sur eux un regard placide. L’idée absurde qu’il puisse exister une complicité entre l’oiseau noir et ce satané charron raviva la rage du duc.


Photo : Nicole Priou
-Non, décidément, charron de mauvais augure, je n’entends pas ton discours. Tu avais bien ton fils près de toi, tes mots de vivants, tu pouvais les lui transmettre ?
-Peut-être bien, Sire, que les mots en cette circonstance sont déjà morts lorsqu’ils sont vivants. Et donc plus morts que morts lorsqu’on les trouve dans les livres. Déjections, vous dis-je. Mais là où vous avez fait mouche, c’est lorsque vous vous êtes étonné : “Tu avais bien ton fils près de toi.” Oui il était là. Il ne se tenait pas encore debout sur ses jambes que déjà je le tenais à l‘atelier, où il me regardait avec des yeux tout ronds, pendant que je montais mes roues, lui décrivant tous mes gestes. Et que j’ai continué ainsi pendant des années.
-Et malgré ça il n’a rien retenu ?
-Si, bien sûr. Il savait faire les parties, et puis les monter. Mais comme un épicier rangerait des légumes sur son étal : pour que ça tienne. Et puis il est devenu maréchal-ferrant...
-Mais pourquoi diable ?
-La question, je me la suis posée des centaines de fois, s’exaspéra le charron. Et puis un jour, mon fils devait avoir 14 ans, je me suis trouvé de passer devant l’écurie de Bourgon en train de changer les fers d’un cheval. Et là j’ai vu mon fils... Alors qu’avec moi il avait toujours l’air sur le départ, là il était tellement à son affaire qu’il ne m’a pas vu arriver.
-Il écoutait son maître autrement que vous ? s’étonna le duc.
-S’il écoutait son maître ? Ce fameux maître, il ne disait rien. Pas un mot ! Ils travaillaient seulement ensemble, côte à côte, échangeant parfois un regard, à peine. Mais souvent Bourgon décalait un peu sa main, appuyait sur son épaule, redressait son buste. Et je voyais mon fils arriver auprès d’un étranger à ce dont j’avais rêvé des années pour lui : le fer, les clous, le cheval, ils les avaient dans les doigts.
-Ah, rétorqua le duc, je t’avais promis que si tu parvenais à me prouver que les mots pouvaient être d’une utilité pour transmettre, qu’ils n’étaient ni vent ni excréments, je te faisais grâce, et que sinon je te coupais la tête. Mais la démonstration de ta science de la pédagogie, la grande preuve apportée par tes propos péremptoires, c’est seulement que ton imbécile de fils a réussi à comprendre comment planter des clous dans un fer à cheval en regardant quelqu’un le faire ? Vraiment, quelle belle illustration ! Eh bien, moi, je vais t’en faire une autre du même genre : voici ce que j’ai appris, sans mot dire, en regardant faire mon maître-armurier et en l’imitant.


Photo : Nicole Priou
Le duc dégaina son épée, lui fit décrire une courbe parfaite, rapide et précise. La tête du charron vola dans les airs, avant de s’écraser les yeux ouverts. Et ces yeux ouverts, ce regard désormais froid qu’il posaient sur le duc, rappelèrent étrangement au souverain le regard du corbeau. Il se retourna vivement. Le corbeau n’avait pas bougé. Il le regardait, lui aussi… mais ses yeux noirs ne lui parurent plus si inexpressifs. Ils semblaient s’être animés et dire au Duc : “ Il était impossible pour le charron de te persuader avec des mots. Car s’il l’avait fait, il aurait par là même prouvé qu’il avait tort... Il vient donc de te démontrer la justesse de son propos. Par les actes.”
Après avoir longuement dévisagé le Duc abasourdi, le corbeau s’envola soudain en croassant : “Déjections ! Déjections !”


Epilogue

Hervé : Quelle est l’importance des mots dans la transmission d’un savoir ? Ils peuvent servir d’indicateurs pour guider un apprentissage, une action. On pourrait aussi dire qu’ils sont à la crête de l’action : s’ils ne sont pas portés par la vague, le mouvement de celle-ci, leur utilité est quasi nulle. J’ai commencé à comprendre l’aspect pratique des disciplines les plus abstraites en fac de philo lorsque notre professeur nous a initiés aux arcanes du calcul des propositions : il fallait apprendre à reconnaître la forme logique des propositions. Cet apprentissage relève d’un savoir-faire comme celui du charron ou du boucher.


Dans l’histoire du boucher toutefois, il n’y a pas de maître, on a l’impression de lire le récit d’un autodidacte. Avec le charron, le problème de la transmission se pose avec acuité : un savoir-faire traditionnel échoue à passer d’une génération à une autre. Le duc pense que, selon le charron, son fils a compris, intégré les gestes de Bourgon en l’observant et en l’imitant. Il oublie un point qui fait la différence, en deux sens, que l’on relève dans cette phrase : “Mais souvent Bourgon décalait un peu sa main, appuyait sur son épaule, redressait son buste.”


Photo : Nicole Priou
Tout d’abord, notre espèce est, semblerait-il, la seule à corriger les erreurs des apprenants. Les autres animaux laissent leurs petits imiter, se tromper, recommencer. L’imitation est indispensable à tout apprentissage, comme un cocon où il commencerait à se développer. Mais il faut aussi sortir du cocon.
Ensuite, le “geste pédagogique” de celui qui enseigne est donc censé aider l’apprenant à construire son apprentissage, ses savoirs, de faire sa différence. Si l’on reste trop longtemps dans l’imitation, on est toujours en dessous du modèle, on ne trouve pas sa façon de faire, de connaître. Il y a dans l’enseignement une distinction importante à poser, nous dit René Girard, le chantre de l’imitation, entre ce qui doit être imité et ce qui ne doit pas l’être. La présence de cette main qui corrige, redresse, doit-elle nous conduire à reconnaître que toute pédagogie est une manipulation?

lundi 4 novembre 2013

Dialogue à couteaux tirés

Voici retraduite par Romain Graziani une histoire qui occupe tout le court chapitre III (« Nourrir le principe vital ») des oeuvres complètes de Tchouang Tseu. Elle est très vraisemblablement de la main de Tchouang-tseu lui-même. Elle nous permet de comprendre comment faire face à des situations problématiques, afin de nourrir notre vie, c'est-à-dire apprendre.





Le boucher Ting dépeçait un bœuf pour le prince Wen-houei. Quand sa main empoignait la bête, que ses épaules cognaient contre sa masse, que ses pieds se calaient en y enfonçant ses genoux, on entendait résonner des tchik ! ; son couteau répondait en cadence par des tchak ! sur un rythme qui semblait reprendre l'antique danse du Bosquet des Mûriers, et répondre à l'air dynastique « Tête tranchée ».
— Ah ! c'est admirable ! s'exclama le prince, dire qu'on peut atteindre à une telle perfection dans la technique ! À quoi le cuisinier, posant son couteau, répondit :
Ce que votre serviteur prise dans son travail, c'est la façon même dont marchent les choses, au-delà de la simple technique. Lorsque je débutais dans mon métier, je ne voyais que le bœuf devant moi. Au bout de trois ans, je cessais de le voir comme un tout. À présent, je le trouve par l'esprit, sans le concours des yeux : le savoir de mes sens n'a plus à intervenir et je laisse libre cours aux puissances de l'esprit, qui se guident sur la structure interne du bœuf. Mon couteau tranche entre les intervalles, parcourt les cavités en suivant ce qui lui est inhérent.
La lame court ainsi sans jamais se prendre dans les veines et les artères, les ligaments et les tendons, ni bien sûr dans les os. Un bon boucher change sa lame une fois par an, parce qu'il taille. Un boucher ordinaire la change tous les mois, parce qu'il hache. Le couteau que vous voyez a déjà dix-neuf ans, il a découpé des milliers de bœufs, et sa lame reste aussi aiguisée que si elle sortait fraîchement de la meule. C'est qu'entre chacune des jointures se trouve un interstice ; or le tranchant de la lame, lui, n'a pas d'épaisseur. Si l'on pénètre ces espaces vides au moyen d'une lame dépourvue d'épaisseur, on a toute latitude pour la faire courir à l'intérieur ; on est même assuré d'y avoir de la marge ! Voilà pourquoi depuis dix-neuf ans que je m'en sers, mon couteau est aussi neuf que s'il sortait de la meule. Néanmoins, quand j'en arrive à une articulation complexe, je repère comment se présente la difficulté ; je me tiens en arrêt, plein de précautions, à observer, et procède à pas lents. Je manie le couteau avec une infinie délicatesse, et pof! voilà les morceaux dépecés qui tombent au sol comme des mottes de terre, et le bœuf passe de vie à trépas sans même s'en rendre compte ! Je retire alors la lame, me redresse et regarde à la ronde, content, comblé, nettoie le couteau et le range dans son étui.
— Excellent ! dit le prince, en t'écoutant parler, je viens de saisir l'art de nourrir sa vie.
Romain Graziani, Fictions philosophiques du « Tchouang Tseu »
Chapitre 1,  pp. 41-48, l’Infini, Gallimard 2006



La question de Christine :
Pourquoi ce qui tout au long du texte apporte l'idée de préserver (son outil), ménager (ses forces) peut bien se traduire finalement par "nourrir sa vie" ? Ca me parait contraire. Dans préserver il y aurait l’idée d’un retrait, dans nourrir celle d’un apport. Je nourrirais ma vie en lui retirant quelque chose.
Emmanuel : davantage que préserver ou ménager, je crois qu’il est question d’agir à bon escient. Il y a une forte implication du boucher dans l’action, on la sent bien au début dans la description de son attitude, qui n’est pas du tout en retrait. Il est au contraire à fond dedans.
Christine : A fond certes, mais sans que sa lame n’en patisse, d’où mon idée de préservation. Peut-être que son geste préserve son outil et le nourrit, lui.
Emmanuel : Peut-être. En tout cas il est tellement dedans, il est tellement proche de son œuvre, qu’il sent les interstices où il doit glisser sa lame et au lieu d’une débauche d’énergie, il en résulte une formidable efficacité.
Nourrir ma vie en lui retirant quelque chose ou bien… nourrir ma vie en prenant le temps d’une retraite, le temps de la méditation, de l’observation, le temps de ressentir avant de m’engager pleinement. Pleinement avec le geste juste, à l’instant juste, à l’opposé de la brute, du boucher qui massacre la viande et ses lames.
Christine : Je vois bien aussi ce temps de la lenteur, de l’observation, dans le texte. Ca parait aussi un geste juste, autant que le moment où il y va à fond. Mais il me semble que ce n’est pas à ce moment-là qu’il est dans “nourrir sa vie”, plutôt après, quand il sait où il va.
E : je dirais quand il a su où aller… et qu’il y est allé.
Hervé : il me semble que la préservation de l’outil est la conséquence de l’action juste. Le boucher ne cherche pas d’abord à préserver son couteau. Le “couteau tranche entre les intervalles, parcourt les cavités en suivant ce qui lui est inhérent”, ainsi le boucher découpe le boeuf en phase avec la structure interne de celui-ci, sans rencontrer de résistance. Le couteau ne s’abîme donc pas.
E : Et le boucher est en phase avec la structure. Il est en harmonie avec elle… et ensuite, lorsqu’il se relève et regarde à la ronde, il est content comblé, et il constate, plus généralement, son harmonie avec la nature, avec le monde.
C : Moi, être en phase, ou en harmonie, je trouve cela un peu vague. Ca me parait plus précis, plus étrange aussi, dans le texte, puisqu’il n’est pas dit “Je tranche entre les intervalles, parcours les cavités”, mais “Mon couteau tranche entre les intervalles, parcourt les cavités en suivant ce qui lui est inhérent.” On dirait que le gars a disparu, qu’il ne reste que son geste et son ustensile. Il est passé où ? C’est que le savoir-faire prend la place ?
H : C’est ça, il est “in the move”, ce n’est plus une entité à part du boeuf… Tchouang tseu a décrit une autre histoire, celle d’un nageur, un pimpinousse qui, pris dans le courant d’une rivière, fait corps avec lui, jusqu’au moment où il trouve la tangente pour rejoindre la rive.
E : Si l’harmonie est difficile à définir, la phase est nettement plus concrète. C’est d’ailleurs un terme scientifique (encore les oscillations). Et pour revenir aux images aqueuses, c’est une chose que j’ai très bien sentie cet été sur mon canoë : c’était très étonnant, car les mêmes mouvements de rame pouvaient donner des effets contraires. Par moment je sentais bien que je faisais corps avec l’ensemble embarcation + mer… et plus tard, tout ça se déréglait (et je me suis retrouvé plusieurs fois la tête dans l’eau)




La question d’Emmanuel :                  

Pourquoi est-il précisé que le boucher lorsqu'il retire la lame, se « redresse et regarde à la ronde, content, comblé, nettoie le couteau et le range dans son étui » ?
C'est un moment crucial, et donc cette description met fortement en relief cette attitude qui semblerait au premier abord de peu d'importance en regard de la situation.
Christine : En effet, Tchouang Tseu ne s’apesantit pas sur ce moment. Il le marque, le boucher ne cache pas sa joie d’avoir bien fait, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’effectivement il n’en fait pas des montagnes ! Mon impression, c’est qu’on est dans le temps d’après. Tchouang Tseu met un accent particulier sur l’importance de distinguer pendant et après. Je crois que c’est très présent dans l’art du zen aussi, dans l’arc que l’on bande, bande, bande, jusqu’à “lâcher”. Et autant on est présent, pleinement, dans le mouvement  de tension de la corde, autant on ne pense plus, on ne se dit pas “je vais maintenant ou je suis maintenant en train de retirer légèrement mon doigt”, non, on ne conduit rien, lorsque l’on lâche la corde. Et quand on a lâché, on ne revient pas tripoter la corde : quand c’est fini, c’est fini. Ca me rappelle un passage magnifique de clarté et de simplicité :                   
"Le Maître répliqua : "Il faut que vous teniez la corde tendue comme un enfant tient le doigt qu'on lui offre. Il le tient si fermement serré qu'on ne cesse de s'émerveiller de la force d'un poing si menu. Et quand il lâche le doigt, il le fait sans la plus légère secousse. Savez-vous pourquoi ? Parce que l'enfant ne pense pas, par exemple : maintenant je vais lâcher ce doigt pour saisir cette autre chose... C'est bien plutôt sans réflexion et à son insu qu'il passe de l'un à l'autre, et il faudra dire qu'il joue avec les choses, s'il n'était aussi exact de penser que les choses jouent avec lui".
Eugen Herrigel, Le Zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, pp. 53-54
C’est tellement simple n’est-ce pas ? Et pourtant c’est tellement, tellement compliqué de lâcher, de rompre avec, de se séparer de… Tchouang Tseu m’a toujours fait rêver, avec cette capacité à passer à autre chose. On le retrouve même lorsqu’il pense à sa mort, qui est quand même une très grosse corde, à laquelle on est drôlement, multiplement attaché, et qu’on se retrouvera pourtant tous à sentir glisser le long de notre doigt.
Tu as raison Emmanuel, mine de rien cette phrase était importante. Une des plus importantes du texte. Peut-être même qu’il y avait deux parties : une très visible sur “comment nourrir sa vie ?” et l’autre qui se résumait à quelques mots sur “comment lâcher sa vie ?, ou du moins les situations successives, lâcher sa jeunesse lorsqu’elle est passée, lâcher  la réussite lorsqu’elle est passée, lâcher l’aisance financière en cas de coup dur.
Hervé : Cette remarque est en effet au coeur de la pensée de Tchouang Tseu, mais aussi de Lao Tseu : accomplir une action et ne pas s’y attacher lorsqu’elle est achevée. Cela vaut également pour la vie, comme le dit Christine. Dans le chapitre VI, Tchouang Tseu souligne plusieurs traits des  hommes authentiques. Entre autres : “Ils étaient heureux de ce qu’ils recevaient en partage et le restituaient sans un mot à leur disparition.”



Christine : Ils devaient être bien heureux en effet, et je les envie…
Le texte parle aussi de manières d’agir en deux situations différentes. Dans une situation que l’on connait bien “je le trouve par l'esprit, sans le concours des yeux : le savoir de mes sens n'a plus à intervenir et je laisse libre cours aux puissances de l'esprit, qui se guident sur la structure interne du bœuf.” et dans une situation inédite et complexe “je me tiens en arrêt, plein de précautions, à observer, et procède à pas lents. Je manie le couteau avec une infinie délicatesse”.  Trouver par l’esprit et pas par les sens. Ou bien trouver par les sens. Je trouve cela surprenant. Il me semble que j’aurais dit l’inverse : “Si c’est difficile, je réfléchis. Si c’est facile et connu, j’agis en pensant à autre chose et m’en remets à mes sens.”
Hervé : Cette distinction esprit/sens n’est pas évidente. Nous risquons, nous autres “bons européens”, selon une des expressions favorites de Nietzsche, d’y projeter le dualisme âme/corps.
L’approche par les sens est immédiate, celle par l’esprit est une perception plus intime de “la façon même dont marchent les choses”. Dans le texte chinois, le terme utilisé est “tao”. Jean-François Billeter souligne que très souvent ce mot est gardé en français et en plus avec une majuscule ou traduit par la Voie. Le mot “tao” en chinois a des sens multiples, mais les majuscules n’existent pas dans cette langue... En anglais, le mot “way” est très proche, il concerne aussi le “comment”, la “façon”.
“L’esprit” est une traduction du chinois “chen” qui ne veut pas dire “mon esprit”, mais l’esprit comme “mode supérieur, spontané et nécessaire du fonctionnement du corps.”, dit Romain Graziani. Selon Gao Long, cité par François Roustang, “c’est le corps tout entier qui est l’esprit (“chen”).
E : Pour répondre à la question soulevée par Christine, trouver par les sens ne me surprend pas du tout, car c’est une manière commune d’agir pour moi. Dans une situation complexe, je tente de sentir ce qu’il faut faire, et j’agis. La réflexion vient par la suite, quand j’analyse la situation, ses causes et les conséquences de mes choix et de mes actes. Il ne s’agit sans doute pas d’abandonner le chen pour le Tao, mais plutôt, dans un délicat équilibre entre les deux de laisser selon les circonstances l’un prendre le pas sur l’autre (ceci dit, ce peut-être une très grande source de plaisir de s’abandonner à ses sens).






H : Sentir ce qu’il faut faire ce n’est pas nécessairement s’abandonner à ses sens…
C : Effectivement, il me semble que lorsque l’on parle de sentir ce qu’il faut faire, se passe un habile mélange, un mouvement en continuité plutôt, entre la perception et l’analyse de la situation.
H : L’analyse, c’est déjà de la découpe, et il faut avoir trouvé l’endroit où placer le couteau.
C : C’est d’attention alors, dont il faudrait parler. L’attention est sans doute portée par “le corps tout entier qui est esprit.”
H : Oui, oui, c’est l’attention comme “être-en-phase” qui permet la découpe...
E : Nous parlons de différentes façons d’agir. Et celle du boucher, c’est celle qui permet de préserver son couteau longtemps, que le prince interprète évidemment comme une manière d’agir afin de se préserver soi-même et  de nourrir sa vie.
Je retrouve ici mon dada, que j’ai sans doute tendance à mettre à toutes les sauces. La balançoire et le phénomène de résonance. La résonance qui est présente dans une multitude de manifestations scientifiques, tout autour de nous, tout le temps. Et qui nous permet de faire aller une balançoire trés trés haut, vite, et avec très peu d’efforts. J’aime les choses qui demandent très peu d’efforts, qui vont très haut, qui excitent l’imagination et la réflexion. Et, enfant, je restais longtemps sur la balançoire, à sentir le phénomène bien avant qu’on ne me l’explique avec des lois et des équations.
Cette réflexion, ces sensations, et le fait de les relier beaucoup plus tard avec le formalisme physique m’a beaucoup apporté. En particulier pour me faire réaliser l’importance d’agir. Mais d’agir en prenant le temps d’observer, de sentir, de réfléchir au bon moment et à la bonne manière d’agir.
Ceci dit, je dois bien reconnaître que ma mère me disait souvent qu’une fois que j’avais terminé de réfléchir à la bonne manière de faire une corvée… la tâche avait déjà été faite par quelqu’un d’autre. Elle avait raison, j’aurais dû procéder autrement. Mais je n’étais pas un vieux sage chinois à l’époque…
Hervé : Heureusement ce temps est révolu : je ne sais pas si tu es devenu un vieux sage chinois, mais au moins la vaisselle, tu la fais !
Mais revenons à nos cotelettes. A priori, quel lien entre l’art du boucher et nourrir sa vie ? Qu’est-ce qui laisse à penser que cette façon de découper la viande peut être transférée à la conduite de la vie ?
Il me semble que l’enjeu de ce texte est certes éthique, au sens d’une “bonne” façon de vivre mais aussi et surtout pédagogique, ou plutôt didactique, car il traite de l’acte d’apprendre. Ce passage : “Lorsque je débutais dans mon métier, je ne voyais que le bœuf devant moi.” me fait penser à un élève devant un problème de mathématiques… Même en connaissant les formules, les démonstrations de théorèmes, beaucoup de bons élèves voient d’abord le problème de maths comme un gros tas dont on ne sait, comme on dit, “par quel bout le prendre”, par où commencer.
Ce qui se développe dans le temps, avec l’entrainement, c’est une qualité d’attention qui va finir par trouver l’interstice où glisser le couteau du raisonnement…
Il est intéressant de constater que l’apprentissage du raisonnement le plus abstrait se fait comme l’apprentissage d’un geste. En pédagogie, on parle, à la suite du célèbre Antoine de La Garanderie, de “gestes mentaux”. Dans toutes les acquisitions de savoir-faire, un montage secret s’effectue, la réflexion y prend part mais d’une façon très modeste : elle n’est que la crête d’un processus qui reste largement implicite.
E : il est intéressant aussi de constater que les apprentissages, abstraits ou pas, nous permettent parfois de (croire ?) devenir des experts dans un geste (prenons “résoudre une équation du second degré”) tant que nous n’avons qu’une vision étroite de la signification de ce que nous faisons. Et de plus tard nous sentir beaucoup moins experts, au point de perdre confiance, de ne plus savoir faire, lorsque nous prenons conscience de la complexité de ce à quoi nous avons à faire (le coup des équations du second degré est assez frappant en la matière… On se sent fort quand on apprend ça et plus tard on se rend compte qu’on appliquait bêtement des règles à la mords-moi-le-nœud).
Photo : Nicole Priou

H : Pareil pour le vélo ! Expertise du geste qui peut être cassé si nous essayons d’en prendre conscience sur fond de complexité des lois physiques en jeu dans l’équilibre du vélo.
Par ailleurs, ce texte de Tchouang Tseu ne peut manquer d’évoquer un autre boucher, celui auquel se réfère Platon dans le “Phèdre”. Celui qui sait opérer des distinctions dans le domaine de la pensée a le pouvoir de “diviser une idée suivant ses articulations naturelles, et à ne point essayer, à la manière d’un mauvais boucher, de briser aucune de ses parties.” (Phèdre, 266)
Les deux dialogues appartiennent à deux horizons culturels différents, la Grèce et la Chine. Les deux auteurs sont quasiment contemporains :  369-286 av JC pour Tchouang Tseu et 427-347 av JC pour Platon.
Ils sont tous les deux témoins d’une crise de la tradition et de la religiosité dans leurs cultures respectives. On s’est étonné de la familiarité du dialogue entre un prince et un boucher. Ce métier était peu considéré dans la Chine ancienne, il participait, mais de façon subalterne, aux rituels alimentaires et sacrificiels. La facilité avec laquelle le prince et le boucher s’entretiennent semble montrer que la distance sociale s’est réduite, n’est plus aussi stricte.
Plus largement, une crise de la tradition est une crise de la transmission inter-générationnelle. On a souvent dit que la philosophie est née, en Grèce avec le retrait du religieux. Apparaissent aussi avec la philosophie, les prémices de la pédagogie : Platon s’est demandé ce que c’est qu’apprendre, ce qui vaut d’être transmis. Questions dont il n’est pas nécessaire de montrer la (toujours) brûlante actualité...
La situation est différente en Chine mais présente de nombreuses analogies. Lao Tseu et Tchouang Tseu sont des penseurs de crise. Il est plus pertinent d’utiliser à leur propos le terme de “penseurs”, car, comme l’a montré François Jullien, ils ont élaboré une sagesse qui n’utilise pas les concepts, les catégories que l’on retrouve dans la philosophie qui s’est développée dans notre culture à partir de la Grèce. Il n’en demeure pas moins qu’ils ont soulevé les questions de l’apprentissage et de la transmission comme en atteste aussi le texte célèbre... du charron.