mercredi 24 septembre 2014

Le courage du petit moine

               

Christine : « Ce n’était pas compliqué de me trouver : la difficulté, maintenant, c’est de me perdre... » Voilà. C’est une des nombreuses phrases qu'Hervé Parpaillon a déposées dans mon panier à idées au cours des dix dernières années. Celle-ci est de Nieztsche. Hervé, un des trois auteurs de ce blog, vient de mourir. Il était mon ami. La difficulté maintenant, oui, c'est bien de le perdre.

J'ai rencontré Hervé sur une liste de diffusion de pratiques philosophiques il y a 11 ans. Je préparais une maitrise sur la discussion philosophique au collège. Nous avons entamé une correspondance par mails, puis nous nous sommes rencontrés chez lui à Bordeaux. J'ai rencontré aussi Yasmine, sa « perle d'orient ». Et nous sommes devenus amis. Notez bien que j'ai toujours trouvé incongrue la possibilité d'être l'amie de quelqu'un comme Hervé qui savait tant de choses, qui était si brillant, alors que je ne suis qu'un grand étonnement. Mais il m'appelait sa Cheramie, alors j'ai fini par acccepter cette énigme et par me préoccuper plutôt de ce qui en naissait.

Et 5000 mails et dix ans plus tard nous continuions à nous écrire. Il m'accompagnait dans des textes, dans des réflexions sur les sujets les plus divers, dans mes cheminements et mes doutes. Nous avons ainsi passé des mois à commenter un chapitre de Tchouang Tseu, des dizaines de textes philosophiques ou religieux ou propres en tout cas à faire penser ou aider à penser. Mais il ne s'agissait jamais de commentaires froids. Tout cela irriguait ce que je vivais, nourrissait ma pensée certes, mais mes actes et décisions aussi.

Une des particularités d'Hervé, c'était d'être un grand assemblage, passionné de sciences, de logique et de philosophie, incollable dans Tintin et la Comtesse de Ségur, amateur de séries télé, fondant pour une bluette, fervent supporter de Julien Doré. Il a été danseur professionnel, très bon en arts martiaux, un CPE particulièrement attentifs à des jeunes en situation à risques comme on dit, prof de philo pour des apprentis chaudronniers. Il faisait le fanfaron, portait des grands chapeaux, des Stetson, il a pu se rendre volontiers insupportable. Il était pourtant d'une très grande pudeur et c'est dans la distance que les proximités naissaient avec lui.

Il a participé à des festivals de philo, particulièrement celui de Saint-Emilion, a animé des ateliers philosophiques. Il était très fort pour accueillir le questionnement d'une personne et le lui faire approfondir en douceur : en douceur car avec lui aucune pseudo vérité n'aurait mérité que l'on fasse sciemment du mal. La vérité, je crois d'ailleurs qu'il s'asseyait dessus. Il disait que la philosophie ne servait à rien si elle ne le rendait pas aimable avec son boucher. Il avait fouillé et réellement approfondi de nombreux sujets, en rapport avec l'enseignement, l'épistémologie, les religions, que sais-je. Il partageait tout cela avec qui voulait mais il n'a jamais rien fixé dans un écrit, un bon vieux livre qui aurait établi son sérieux. Alors au lieu de cela, il y a aujourd'hui du Parpaillon sur la toile et sur des disques durs comme le mien. Et dans beaucoup de mémoires et peut-être prises de décision on doit en trouver des traces aussi. Je pense que cela vaut une bibliothèque.

En mai 2013, on lui a décelé une tumeur au cerveau, qui s'est révélée cancéreuse. Comment continue-t-on à être amis, quand on a entre nous un cancer-Commandeur qui menace de prendre toute la place ? Hervé ne l'a pas su, mais c'est Marie Desplechin, avec son formidable livre « La vie sauve » écrit avec Lydie Viollet souffrant d'une tumeur au cerveau, qui m'a soufflé la solution. On allait s'inventer un espace rien qu'à nous, comme avant, où l'on pourrait continuer à échanger, à l'abri aussi longtemps que cela pourrait se faire du cancer-Commandeur qui ne commanderait plus. Et on a décidé de le faire au grand jour, sur ce blog, avec Emmanuel. Hervé et Emmanuel, ces deux-là s'entendaient pour parler physique et sciences sur un canapé bordelais, et moi j'adorais les écouter sans tout comprendre. Ils se sont bien entendu aussi par écrit.

Pendant un an, Hervé a pris gout à partager ce qu'il savait, sans hâte, mais avec constance. Et nous avons instauré notre rituel de vidéoréunion le dimanche soir, à 800 km de distance, pour décider du sujet, en parler d'abord à trois, noter sur quoi chacun aurait à écrire pendant la semaine, adoptant la forme d'un dialogue, dans une écriture presqu'orale. Tous les deux ou trois mois nous nous retrouvions pour faire le point sur le canapé de Bordeaux, entre deux écoutes de chansons et interprétations déjantées à la Parpaillon. Nous suivions le rythme d'Hervé, ses temps de repos nécessaires, la douleur avec laquelle il a longtemps, longtemps composé. Nous savourions tous les trois son appétit à raconter, la pertinence de ses raisonnements et le plaisir d'être ensemble. A chaque séparation nous ne savions pas si nous nous reverrions. Mais on restait ensemble sur la plage de la pensée et de la présence-absence que nous avions cultivée lui et moi pendant dix ans.

Le dernier sujet qu'il a retenu était le courage. Le texte pour l'illustrer, c'était celui d'un petit moine qui va affronter un fier-à-bras et se planter devant lui, son sabre levé au-dessus de la tête, et va le désarçonner à force de quiétude devant la mort...
Et puis Emmanuel et moi nous avons appris par Yasmine qu'Hervé était hospitalisé. Alors nous nous sommes mis à écrire sur ce dernier texte en l'attendant, l'imaginant les bras levés, petit moine planté devant le fier-à-bras, sabre droit au-dessus de la tête...
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Un jour, un petit moine reçut de son maître l’ordre de porter un message au temple du village voisin. Pour accéder à ce village, il fallait nécessairement traverser un pont sur lequel se trouvait un fier-à-bras, costaud, expert en maniement du sabre, qui défiait tous ceux qui passaient et les découpait en morceaux. Il provoqua en combat le petit moine ; celui-ci lui répondit :
- « Je ne peux me battre avec vous, car je dois porter un message au temple du village, mais je promets qu’à mon retour, je répondrai à votre défi. »
Le fier-à-bras, confiant dans la parole d’un moine, le laisse repartir.

Christine : Alors là… De ces deux gars je me demande immédiatement lequel est le plus imbécile : celui qui promet de revenir se faire découper en morceaux un peu plus tard ; ou l’autre, le fier-à-bras, qui lâche sa proie, pour l’ombre de la parole d’un moine. Bon, pour la parole, je veux bien. Mais le premier ?
Emmanuel : C’est tout de même dès le départ qu’il y a quelque chose de particulier. On demande au moine d’aller se faire découper en morceaux, et il y va ! Tout le reste est du même tonneau.
Christine : Ca donne l’impression plus générale donc d’un rendez-vous implacable, auquel on ne pourra pas échapper. Et donc ce texte parlerait plutôt de la manière de se préparer à un inéluctable, ou peut-être plus encore, de la manière d’affronter la peur, plus que ce qui fait peur.  
Emmanuel : Il a une mission. Et on peut se demander si sa mission lui donne le courage, ou si c’est le courage qui permet de réaliser sa mission. Le texte fait plutôt pencher vers la première proposition.
Christine : Mission, oui c’est bien cela. Ce pour quoi ou vers quoi on est envoyé. Mais peut-être que l’on va trop vite en parlant de peur ou de courage. Le petit moine n’a pas l’air effrayé, et il n’a pas l’air de manquer de courage, il se concentre sur ce qu’il doit faire et comment il doit le faire :

Arrivé au temple, le moine donne son message et demande à parler au maître.
- « J’ai donné ma parole que je reviendrai combattre l’homme qui m’a défié, mais je ne me suis jamais battu, je n’ai jamais touché un sabre de ma vie, que dois-je faire ? »

Emmanuel : il a forcément peur, à moins que l’on ne considère qu’il est timbré ou totalement inconscient, ce qui rendrait la situation moins intéressante. Il est effrayé, mais ce m’étonne c’est qu’on lui donne une mission suicide et qu’il l’accepte sans discuter. Qu’est-ce qui lui permet de surmonter sa peur ?
Christine : La peur n’est présentée nulle part jusque-là. Il vient se présenter devant le maitre parce qu’il doit faire quelque chose qu’il ne sait pas faire. Mais on découvre plus loin de quoi il pourrait avoir peur : de mourir. Et en même temps pourquoi il n’a pas à en avoir peur :
- « Il n’y a pas grand chose à faire, juste te mettre debout, droit, face à ton adversaire, prendre le sabre à deux mains et l’élever au dessus de ta tête. A un moment, tu sentiras le froid de la lame sur la peau nue de ton crâne de moine et l’instant d’après tu seras mort. C’est tout.
tu sentiras le froid de la lame sur la peau nue de ton crâne de moine et l’instant d’après tu seras mort. C’est tout.” C’est tout. C’est tout... Il en a de bonnes. Hervé nous dira sans doute que des vieux grecs avançaient un peu la même chose. En tout cas là, c’est clair : si le petit moine doit se concentrer sur quelque chose pour ne pas se laisser happer par la peur de la mort, c’est sur un geste, une posture : “te mettre debout, droit, face à ton adversaire, prendre le sabre à deux mains et l’élever au dessus de ta tête.”

Emmanuel : Il me semble qu’un maître mot ici est : discipline. Il fait ce qu’il doit, il fait ce qu’on lui dit de faire. Il a peur, forcément. Mais ça passe après le devoir, la mission. Est-ce que le courage c’est faire passer sa peur après ?
Christine : Il me semble que tu vois beaucoup cet aspect devoir. Moi assez peu. Et même la notion de courage je ne sais pas très bien ce que c’est, où on le trouve, ce qu’on fait si on n’est pas équipé. Ce qui me semble intéressant chez le petit moine, c’est que le maitre lui conseille de faire quelque chose qui n’est pas lié à des contingences de devoir, ne demande pas des tonneaux de courage ou autres vertus : il demande de faire un geste, de prendre une posture.
Emmanuel : Mais pourquoi le fait-il ? Pourquoi va-t-il affronter le costaud ? (au lieu de se défendre et de dire : mais pourquoi m’envoyez-vous prendre de tels risques ? Ou je ne peux pas, je suis petit et malingre et lui c’est un monstre sanguinaire) Pourquoi revient-il ? Il pourrait rester au temple, ou aller ailleurs, chercher un maître qui ne lui fait pas faire des trucs de dingue.
Christine : Le propos de cette histoire ne porte pas sur une situation où l’on doit choisir, où l’on va pouvoir obéir ou non à un ordre par exemple. Ici on est amené à considérer de quelles manières affronter quelque chose que l’on ne peut pas éviter parce que c’est là : une maladie, un décès, une perte d’emploi, une séparation, que sais-je. Mais il est sûr qu’une histoire qui nous ferait réfléchir à “à quel moment je renonce à vouloir changer ce qui ne peut l’être, après quelles étapes j’accepte ce qui est” ne serait pas superfétatoire… Dans un prochain billet peut-être.
Emmanuel : Pourtant ça me paraît essentiel ici. Il se tient là car pour lui c'est ce qu'il doit faire. Il n'envisage pas d'alternative. Et c'est ce qui effraye le fort à bras qui est confronté à une attitude inhabituelle qu'il prend pour une grande maîtrise. Ce que je voulais dire c’est qu’il y a un pourquoi. Mais quel qu’il soit, le postulat est qu’il le fait. À partir de là, c’est assez simple, le résultat est inéluctable. Il va se faire zigouiller. Donc, le maître lui conseille d’accepter simplement son sort. D’attendre son destin qui est de se faire couper en deux. Et c’est le fait qu’il l’accepte simplement qui effraye le costaud. Et ça l’effraye car c’est exceptionnel, ça ne rentre pas dans ses schémas.
Christine : Moi ce que je trouve drôle, c’est en effet que rien n’entre dans les schémas. il y a comme un malentendu. Rien ne se passe comme prévu : le maitre prépare (soit-disant) le petit moine à mourir mais le prépare en fait simplement à affronter. Le petit moine obéit et attend la mort. Le gros dur le prend pour un combattant aguerri et tombe à genoux. C’est quand même marrant tout ça ! Et pas loin de la réalité : tu as déjà vu des choses qui s’écrivent comme sur le plan ? Alors quand on se prépare à quelque chose, sachant qu’on ne peut pas savoir comment les choses vont se dérouler, à quoi se prépare-t-on vraiment ?
Emmanuel : Alors, pourquoi l’épée ? Je n’ai que deux hypothèses :
- soit le maître est suffisamment avisé pour comprendre la psychologie du malabar. Il sait que la posture du moine sera interprétée comme une totale confiance dans sa maîtrise de l’épée.
- soit il lui donne la possibilité de mourir dignement, en adoptant une posture adaptée au lieu de pleurer la face contre terre ou de courir comme un lapin.
Aucune des deux ne me satisfait vraiment. J’ai l’impression que le maître la destine surtout au moine. Il lui donne une chose à laquelle se raccrocher en attendant son destin. Et avec une banane ça aurait fait moins bien.
Christine : En effet. On dirait qu’il lui donne simplement les moyens d’un Wait and see. Tiens, cela rejoint notre billet sur le jus de pommes qui a besoin de temps pour redevenir limpide. Et nous besoin de savoir attendre. Le petit moine et son épée au-dessus de la tête, il donne l’impression d’être dans une attente-action. Il est tout occupé à tenir sa posture, ce qui, en passant, le détourne peut-être un peu de la peur de mourir.

Le maître décroche son plus beau sabre et l’offre au petit moine.
Celui-ci, tremblant, le prend.

Il rejoint le fier-à-bras sur le pont.
Il prend la posture recommandée par le maître, lève le sabre au dessus de sa tête et attend…
Le fier-à-bras, surpris, regarde le moine et se dit :
- « Mais que se passe-t-il ? Quelle est cette posture ? Ce moine est invincible ! Quoique je fasse, il pourra parer le coup que j’essaierai de lui porter ! »
Le fier-à-bras laisse tomber son sabre, se jette aux pieds du moine et lui dit :
- « Enseigne-moi l’art du sabre ! »


Le 29 août dernier Hervé Parpaillon, mon époux, votre ami, collègue, professeur, compagnon de projets, partenaire de réflexion, nous a quittés.
En toute humilité et simplicité il a souhaité que ses obsèques soient célébrées dans la plus stricte intimité.
Son vœu a été respecté et ses cendres dispersées dans l'Océan le 6 septembre au large du phare de Cordouan.
Yasmine Parpaillon



Christine, en septembre : Ca ne s'est finalement pas passé comme dans l'histoire. C'est le sabre du fier-à-bras qui est hélas retombé le premier, emportant Hervé.
Emmanuel : Alors, du coup, nos questions vont rester sans réponse. Parce que c’était là qu’il intervenait, Parpaillon. D’ailleurs, cette fois, visiblement on n’avait pas pris les choses par le même bout, et on avait du mal à raccorder nos points de vue. Je vois bien de quelle manière Hervé serait intervenu et aurait éclairci et dénoué tout ça. Mais cette fois, ça restera en suspens.
Et pendant que nous, on se contentait de bavarder, de pérorer sur le courage, lui, il le mettait en pratique. Chaque geste était une petite victoire, comme celle de notre dernière promenade tous les deux. Quand il m’a lancé fièrement : allez, on fait le grand tour ! après avoir hésité au carrefour.
Le dimanche il trouvait la force de brancher sa webcam, de s’installer devant sa bibliothèque, de chausser ses grosses lunettes sur le bout du nez et de nous dire ce qu’il pensait de nos échanges. Et c’était là aussi que vous trouviez un texte qui viendrait nous éclairer. Tu disais souvent «Y’avait un truc écrit par Lao Tchouang Tseu, sur ce sujet, tu te souviens ? - Ah, oui, je vais vous le retrouver» faisait Hervé en commençant à farfouiller dans son bureau.
Et pour finir nos petites conférences à distance, Hervé ne manquait jamais d’entonner, tandis que nous nous saluions de la main, un Pom popom pom pom… Bonne nuit les petits.



Christine : Au bord d'une rivière, vit maintenant un petit moine délivré, s'entrainant à l'art du sabre. Il porte un Stetson et fait le fanfaron en chantant Bashung à tue-tête. Vous le reconnaitrez. 

Lorsqu'un promeneur arrivera sur ce blog, il pourra laisser un mot s'il a connu Hervé ou apprécié sa promenade. Il pourra aussi s'asseoir au bord de l'eau. Je connais Hervé, il s’assiéra à côté de lui. 

Le promeneur lui dira "Dites donc, je me pose une question." ou "Je crois que j'ai un problème." Ou il ne lui dira rien et tous deux respireront simplement côte à côte, dans le souffle de la rivière. 

Je le sais. J'y vais souvent.