Photo : Charlotte Drouaud |
Que serait-ce, si un jour ou une nuit un démon te suivait furtivement dans ta plus solitaire solitude et te disait : « cette vie, telle que tu la vis maintenant et l'as vécue, tu devras la vivre encore une fois et encore d'innombrables fois ; et il n'y aura rien de nouveau en elle, au contraire chaque douleur et chaque joie, chaque pensée et chaque soupir et tout l'indiciblement petit et grand de ta vie devra revenir pour toi, et tout dans le même ordre et la même succession — et aussi cette araignée et ce clair de lune entre les arbres, et aussi cet instant et moi-même. L'éternel sablier de l'existence sera toujours à nouveau retourné — et toi même avec lui, petit grain de poussière de la poussière! » — Ne te jetterais-tu pas à terre, ne grincerais-tu pas des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui parlerait de la sorte ? Ou bien as-tu déjà une fois vécu un instant prodigieux, où tu aurais pu lui répondre : « tu es un Dieu et jamais je n'ai entendu chose plus divine. » Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait et peut-être t'écraserait ; la question posée à propos de tout et de chaque chose : « veux-tu cela encore une fois, et encore d'innombrables fois ? » pèserait comme le poids le plus lourd sur ton action ! Ou alors combien ne devrais-tu pas t'aimer et aimer la vie, pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation, cette suprême et éternelle sanction ?
NIETZSCHE, Gai Savoir, aphorisme 341
Hervé : On peut se demander : dans quelle mesure le texte de l'Eternel Retour donne-t-il (ou permet-il de trouver) une réponse à la question "Comment vivre" ? Il semblerait nous enfermer dans une impasse, nier notre liberté, etc. Qu'est-ce que cela pourrait apporter de vivre comme si notre vie se répétait éternellement ?
J'adopte, comme Clément Rosset, une lecture littérale de cet aphorisme : tous les événements du monde et de ma vie se sont déjà produits dans le même ordre, la même succession et ce sera pareil dans le futur.
Un passage semble alors poser problème : "Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es, elle te transformerait et peut-être t'écraserait".
Comment alors puis-je être transformé par une pensée qui me dit que j'ai été et serai toujours le même, que j'ai éternellement "pris les choses" de la même façon ?
Emmanuel : Il faudrait sans doute dire conviction plutôt que pensée, non ?
Hervé : Le mot "pensée" est utilisé par Nietzsche lui-même... De plus, tout le texte est au conditionnel ("Que serait-ce si.."), on n'est pas (encore ?) dans la conviction ou la croyance « sédimentée ». Emmanuel lève ici un lièvre intéressant. Dans le texte que nous commentons, Nietzsche propose l’idée du Retour. Dans la dernière partie (“Si cette pensée prenait de la force sur toi, tel que tu es”), il ouvre la possibilité que ce qui n’est qu’une idée devienne une conviction, dans certains textes, il dira “une foi”, “une confiance”...
Emmanuel : Si j'étais convaincu d'être dans un tel cycle, je serais écrasé par le poids du manque de sens de ma vie (la perte de toutes mes illusions de libre arbitre). En toute logique je devrais considérer la situation à la fois invivable et impossible à ne pas vivre (puisque je n'ai pas le choix, je ne peux que continuer). La seule solution c'est l'oubli.
Christine : Me concernant, c’est sûr que si un vieux barbu se présentait devant moi en me lançant : “cette vie, telle que tu la vis maintenant et l'as vécue, tu devras la vivre encore une fois et encore d'innombrables fois.”, je ne le recevrais pas avec des fleurs. D’abord parce que je ferais surement un petit rewind sur mon magnéto intérieur et que je reverrais des choses que je n’aurais aucune envie de revivre. Les grandes douleurs, celles qui coupent les jambes, coupent le souffle. Les grandes inquiétudes, qui s’accrochent comme des poissons ventouses à toutes les pensées, jusqu’à les avaler et prendre toute la place. Même les grandes joies, je ne sais pas si j’aurais envie de les connaitre à nouveau… J’aurais bien trop peur qu’elles soient éventées, qu’elles aient perdu leur gout. Le gout de la joie ne revient peut-être pas à la bouche.
Photo : Marie Sirène |
Nietzsche n'était pas un partisan du déterminisme au sens d'une relation stricte cause/effet. Pendant quelques mois, il a voulu étudier la physique dans les plus grandes universités pour, disait-il à son ami Overbeck, revenir au bout de dix ans comme "Docteur de l'Eternel Retour". Selon lui, nous devons considérer que l'univers est constitué d'un ensemble quantitativement important mais fini de forces fondamentales. La combinaison de ces forces donne lieu au développement de l'univers et lorsque les possibilités combinatoires sont épuisées, tout recommence.
Il a très rapidement abandonné son projet d'étudier la physique. Sa conception est donc, au sens classique, méta-physique. L'hypothèse de l'Eternel Retour n'est pas incompatible avec la conception standard du déploiement de l'Univers, mais simplement elle ne peut être prouvée par notre physique actuelle.
Il s'agit donc, et Nietzsche l'a pleinement assumé jusqu'à la crise finale de sa vie "lucide", d'une fiction métaphysique, d'une hypothèse philosophique qui pourrait "changer à la fois notre vie et la manière dont nous percevons notre vie".
Emmanuel : Si donc j'entre dans la fiction métaphysique en question, en ce cas, sans m’en rendre compte en ce moment-même je serais en train de réfléchir pour la énième fois à ce racontar qui n’en serait pas, me préparant à y réfléchir par la suite une infinité de fois. Du coup, je n’ai qu’une seule vie, avec un seul début, une seule éjaculation première, une seule fin. Et ce début, cette éjaculation et cette fin se répètent à l’infini ne me donnent pas davantage de débuts, d’éjaculations ni de fins. Penser ainsi pourrait changer ma vie la perception que j'en ai, oui...
Mais le circulaire n’est peut-être qu’un artifice pour pallier notre incapacité de penser le moins l’infini et le plus l’infini, le début et la fin, que nous sommes sans doute obligés de rejoindre en un seul infime en courbant l’espace-temps. Il serait sans doute plus scientifique, plutôt que de chercher à prouver cette hypothèse, de chercher à l’infirmer. Puisque tant qu’elle n’est pas infirmée, elle conserve son statut d’hypothèse.
Hervé : Merci d’évoquer le cher Karl Popper : en effet, montrer qu’une hypothèse est recevable suppose tout d’abord d’établir quelle(s) expérience(s) établirai(en)t sa fausseté.
Pour infirmer la théorie de Nietzsche, il faudrait prouver, par des expériences précises, que l’univers est infini ou que les forces fondamentales sont en quantité infinie. Si je ne m’abuse, nos théories “standard” en physique n’affirment pas cela.
Elles sont confrontées au fameux “mur de Planck” : en dessous de 10-35mètre, la notion d’espace employée en physique perd tout sens. Il en va de même pour le temps : impossible de remonter en deçà de 10-43 seconde. Cela n’est pas sans conséquence pour la question de l’origine. Le fameux Big Bang, dont on nous rebat les oreilles, se serait produit il y a 13,7 milliards d’années. Une certaine vulgate scientifique nous dit que notre connaissance de l’univers commence 10-43seconde après le Big Bang. Comme le souligne Etienne Klein (in “Discours sur l’origine de l’Univers”) cette expression est fâcheuse : elle fait du Big Bang un point zéro et implique donc quelque chose avant le mur de Planck, alors que celui-ci montre que le concept de temps devient alors problématique. Il en va de même pour le “lieu” où se serait produit le Big Bang en raison de l’impossibilité de “situer” un espace en dessous de 10-35mètre.
Emmanuel : Si j’ai bien compris ce que j’ai lu sur le sujet, il ne s’agit pas vraiment d’une impossibilité mais d’une incapacité dans l’état actuel des connaissances… et c’est là que c’est intéressant et que ça rejoint une idée qui m’est chère : derrière le mur de Planck, les connaissances scientifiques actuelles (ici la physique quantique, qui n’a pas de modèle pour la gravitation) ne permettent pas de décrire l’Univers. Ainsi donc, au-delà de cette limite, tout n’est actuellement que spéculation.
Christine : Vous voulez dire que si quelqu'un voulait chercher à expliquer scientifiquement l’Eternel Retour, il ne le pourrait pas parce qu’il ne rentre pas dans un cadre connu pour le moment… mais qu’il pourrait chercher quand même ?
Emmanuel : Oui, voilà. Les modèles scientifiques ont des limites, un champ d’application. Ce champ d’application, nous cherchons sans cesse à l’agrandir. Mais c’est dans ses confins que se situe la niche du mystique, du libre-arbitre ou de son illusion.
Je trouve d'ailleurs l’idée de conscience et de non-conscience très prometteuse. Il y a d’une part la science, les expériences déterministes… et de l’autre leurs limites : tout de même j’ai l’impression d’avoir le choix… et justement cette impression se niche là où les explications rationnelles trouvent leurs limites.
Bon, c'est simplement que la connaissance ultime est un but heureusement impossible à atteindre… même si, le monde est bien fait, on a parfois l’impression de pouvoir presque la toucher du doigt. Il est tellement fin, ce mur de Planck.
Hervé : Le discours de l’origine est donc piégé en physique. Nietzsche, avec sa fiction de l’Eternel Retour, élimine le problème en refusant une Origine et une Fin Ultimes…
Photo : Marie Sirène |
Mais est-il vraiment important que l'hypothèse soit scientifiquement recevable ?
Hervé : Cela permet de distinguer le récit proposé par Nietzsche d’une croyance entachée de superstition, comme celle toujours vivante du créationnisme, selon laquelle Dieu aurait créé le monde il y a 6000 ans…. Une version “sophistiquée” du créationnisme soutient en effet que Dieu a créé le monde il y a 6000 ans comme s’il existait depuis 13, 7 milliards d’années. L'objectif selon eux est de concilier la datation biblique du monde (6000 ans) et les données scientifiques qui laissent à penser que le monde existe depuis plusieurs milliards d'années. Bertrand Russell, avec son humour “british” rétorque que c’est comme si nous affirmions : “Nous pouvons être tous venus à l’existence il y a cinq minutes, avec des souvenirs tout faits, des trous dans nos chaussettes et des cheveux mal coupés.”
Christine : Bon, vous voulez dire que ce mythe de l’Eternel Retour ce n’est pas la science qui va le confirmer ou l’infirmer, ça j’ai compris, puisqu’il est en deçà ou au-delà de ce que l’on peut savoir en l’état actuel de nos connaissances. Mais ce que je me demande maintenant, c’est s’il n’est pas pourtant suffisant, avec un statut de conte, pour nous aider à changer notre vie en changeant la manière dont nous percevons notre vie, la manière de prendre les choses ?
Emmanuel : C’est vrai ça. Ce conte, si nous en acceptons les postulats (sans pour autant les considérer comme vrais dans le sens où ils correspondraient à la réalité) pourrait déboucher sur des raisonnements, des conclusions, qui pourraient être transposées dans notre réalité. Se demander si nos choix sont des choix ou des illusions de choix.
Si j'étais convaincu d'être dans un tel cycle… je serais écrasé par le poids du manque de sens de ma vie (la perte de toutes mes illusions de libre-arbitre).
Christine : Ah tiens, ton envie de vivre tient à ce que tu trouves un sens à cette vie ? Et pour toi ce sens dépend de ce que tu te sentes porteur de libre-arbitre ?
Emmanuel : pas exactement. Il faudrait plutôt exprimer ça dans le sens inverse : si je me considérais dénué de libre-arbitre, ma vie me semblerait dépourvue de sens. Et je n’ai pas envie de vivre une vie dépourvue de sens.
Hervé : En quoi la croyance au libre-arbitre garantit-elle un sens à notre vie ?
Emmanuel : il me semble qu’une condition nécessaire à la vie consciente est le choix.
Hervé : Pour Spinoza, Nietzsche et Freud, le choix fait partie des illusions nécessaires et inévitables de la vie consciente. Selon Spinoza, “Les hommes se croient libres, parce qu’ils ignorent les causes de leurs actions.” Nietzsche et Freud insistent sur tout ce qui, inconsciemment, sur-détermine les choix dont nous pensons qu’ils résultent de notre libre-arbitre.
Christine : Mais pourtant dans le texte du gars à qui l’on annonce ce possible éternel retour on annonce aussi la possibilité d’un choix : celui de choisir, de rechoisir chaque instant ; celui de choisir et rechoisir encore ce principe-là. De choisir donc de ne pas avoir le choix… Et moi cette idée-là elle me parait suprême, puisqu’au fond je ne saurai jamais si je suis libre ou déterminée. Mais quoi qu’il en soit il me resterait cette liberté d’un consentement absolu des choses qui m’arrivent.
Emmanuel : Ce n’est pas ce que j’avais compris. J’avais cru comprendre que la personne qui apprendrait qu’elle est dans un cycle de l’éternel retour pourrait soit être écrasée, soit s’en féliciter. Il ne me semble pas qu’il y ait là la notion de choix. Il me semble que c’est plutôt une histoire de frayeur : chaque réaction correspond à une frayeur qui dominerait l’autre. Est-ce que j’ai plus peur de ne pas avoir le choix (dans ce cas je suis écrasé par la perspective du cycle) ou plus peur de l’inconnu (dans ce cas je suis rassuré par la perspective de ne pas avoir à envisager de fin) ?
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Hervé : On assiste bien à un cataclysme en ce cas : ma vie actuelle se retrouve séparée en deux : avant et après la révélation du Retour. Je suis transformé, peut-être écrasé : avant de prendre connaissance de cette pensée, je croyais que cette vie était unique, maintenant j'ai appris qu'elle se répéterait indéfiniment. Ce qui peut, selon Nietzsche, me plonger dans un terrible effroi ou, au contraire, être la source de la plus grande joie.
Cette transformation s'est cependant déjà produite à l'identique dans chaque vie que j'ai déjà vécue, ma "manière de prendre les choses" a toujours été la même mais, et c'est là le point important, d'une vie à l'autre je me souviens pas de ce qui s'est passé : je revis chaque vie comme si c'était la première.
Christine : Comme si… On revient à l'oubli dont parlait Emmanuel… Il y a dans cette idée d’éternel retour une réduction de l’infini à un seul instant, celui que l’on est en train de vivre. Avec, donc, l’oubli de tous les autres. Et donc l’oubli que l’on est dans l’oubli. Mais dans cet instant dort quand même l’éternité, le recommencement. J’aime bien mettre ces deux idées l’une à côté de l’autre. Ou, tiens, on pourrait essayer de savoir aussi où commence et où finit le moment présent. Quand je fais quelque chose, je suis dans ce que je fais ou dans ce que je vais faire ? Peut-être que, comme le dit François Jullien, c’est le moment, avec son périmètre relativement indéterminé, plus que l'instant, qui est en jeu…
Emmanuel : Et si tout ce bout de vie qui me reste était destiné à devenir mon bout de vie pour l’éternité, alors, autant tout faire pour le vivre bien, pleinement… et en profiter un maximum.
Même si ça ne tient pas debout… ça ne peut pas faire de mal.
Hervé : Il s'agit avec ce récit, d'une fiction métaphysique qui est une parodie à la fois de Spinoza et de Kant.
De Spinoza pour qui nous vivons dans l'Eternité divine pensait Spinoza. Dieu (ou la Nature, dit-il fréquemment) n'est pas quelqu'un "loin là-bas" mais la Substance, ce en quoi et par quoi tout ce qui est, est... Il est d'ailleurs arrivé à Nietzsche d'utiliser l'expression « circulus vitiosus deus », le dieu cercle vicieux puisque nous sommes « en et par » la répétition de toutes choses, selon la fiction qu'il propose.
Et puis de Kant aussi, puisque Deleuze insiste sur la façon dont Nietzche parodie la morale kantienne : "Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en principe de législation universelle". La pensée du Retour (par-delà le Bien et le Mal) remplace cela par "Agis de telle sorte que tu puisses vouloir éternellement ce que tu fais", ce qui implique, comme le soulignait Emmanuel, tout ce qui est : conditions, conséquences...
Mais alors quelle liberté nous reste-t-il dans un tel monde ? Seuls sont libres, selon Nietzsche, ceux qui aiment suffisamment ce qu'ils sont et ce qu'ils font pour le vouloir éternellement. De tels êtres n'ont nul besoin de morale, d'un but ou d'une justification ultimes de l'existence. Il s'agit seulement de se demander à propos de tout et de chaque chose : « Veux-tu cela encore une fois, et encore d'innombrables fois ? ». Je veux vraiment si je suis capable de vouloir pour l'éternité.
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