Le plus souvent cependant, nous apprenons des autres et avec eux. Ce deuxième texte, qui clôture le chapitre XIII des "Œuvres de Maître Tchouang" (trad. Jean Lévi, Editions de l'Encyclopédie des Nuisances, 2006), nous montre les dysfonctionnements de la transmission surtout lorsqu'elle s'appuie essentiellement, pour ne pas dire exclusivement, sur la parole.
"Le duc Houan Iisait un livre. Le charron qui travaillait à sa roue en bas des degrés monta le trouver :
— Que lisez-vous ?
— Les paroles des saints.
— Sont-ils vivants ?
— Ils sont morts.
— Alors ce que vous lisez, ce sont leurs déjections.
— Comment ! Un charron ose discuter de ce que lit son seigneur ! éructa le duc. Si tu parviens à justifier ton assertion, je te fais grâce, sinon je te coupe la tête !
— Quand on façonne une roue, trop doux, il y a du jeu, trop fort, les pièces s’imbriquent mal. Ni trop doux ni trop fort, il faut l’avoir dans les doigts. L’esprit se contente d’obéir. Il y a dans mon activité quelque chose qui ne peut s’exprimer par des mots, aussi n’ai-je pu le faire comprendre à mon fils. ]’ai soixante-dix ans bien sonnés et je suis encore là à faire des roues en dépit de mon grand âge. Ce que les anciens n’ont pu transmettre est bien mort et les livres que vous lisez ne sont que leurs déjections."
Emmanuel : Si on écrivait la suite de cette histoire ?
Christine : D'accord, allons-y. Et nous verrons ce qu’on peut en conclure.
Le duc, qui jusque-là avait l’air fort courroucé, sembla soudain se radoucir. Quelque chose, dans le discours du charron avait éveillé son intérêt. Ses mains se décrispèrent et son épée rentra dans le fourreau duquel elle était sur le point de sortir.
- Tiens donc, mais alors, tu as toi aussi du mal à te faire entendre de ton fils ? Le mien est né avec une cuillère en or dans la bouche, c’est le pire des enfants gâtés. On fait tout pour nos enfants, on manœuvre, on se compromet, on leur offre la meilleure éducation, et ensuite, ils ne veulent plus tenir compte de ce qu’on leur dit.
Aussi imperturbable au moment de l’accalmie que pendant la tempête, le charron opina tranquillement de la tête. Il sourit et son regard sembla se perdre un instant dans le vague. Le duc s’aperçut qu’il suivait quelque chose du regard, derrière lui. En se tournant pour regarder dans la même direction, il découvrit un corbeau qui effectua un large cercle avant de venir se poser sur la branche d’un noyer, non loin de là. Il posa sur eux un regard placide. L’idée absurde qu’il puisse exister une complicité entre l’oiseau noir et ce satané charron raviva la rage du duc.
Photo : Nicole Priou |
-Peut-être bien, Sire, que les mots en cette circonstance sont déjà morts lorsqu’ils sont vivants. Et donc plus morts que morts lorsqu’on les trouve dans les livres. Déjections, vous dis-je. Mais là où vous avez fait mouche, c’est lorsque vous vous êtes étonné : “Tu avais bien ton fils près de toi.” Oui il était là. Il ne se tenait pas encore debout sur ses jambes que déjà je le tenais à l‘atelier, où il me regardait avec des yeux tout ronds, pendant que je montais mes roues, lui décrivant tous mes gestes. Et que j’ai continué ainsi pendant des années.
-Et malgré ça il n’a rien retenu ?
-Si, bien sûr. Il savait faire les parties, et puis les monter. Mais comme un épicier rangerait des légumes sur son étal : pour que ça tienne. Et puis il est devenu maréchal-ferrant...
-Mais pourquoi diable ?
-La question, je me la suis posée des centaines de fois, s’exaspéra le charron. Et puis un jour, mon fils devait avoir 14 ans, je me suis trouvé de passer devant l’écurie de Bourgon en train de changer les fers d’un cheval. Et là j’ai vu mon fils... Alors qu’avec moi il avait toujours l’air sur le départ, là il était tellement à son affaire qu’il ne m’a pas vu arriver.
-Il écoutait son maître autrement que vous ? s’étonna le duc.
-S’il écoutait son maître ? Ce fameux maître, il ne disait rien. Pas un mot ! Ils travaillaient seulement ensemble, côte à côte, échangeant parfois un regard, à peine. Mais souvent Bourgon décalait un peu sa main, appuyait sur son épaule, redressait son buste. Et je voyais mon fils arriver auprès d’un étranger à ce dont j’avais rêvé des années pour lui : le fer, les clous, le cheval, ils les avaient dans les doigts.
-Ah, rétorqua le duc, je t’avais promis que si tu parvenais à me prouver que les mots pouvaient être d’une utilité pour transmettre, qu’ils n’étaient ni vent ni excréments, je te faisais grâce, et que sinon je te coupais la tête. Mais la démonstration de ta science de la pédagogie, la grande preuve apportée par tes propos péremptoires, c’est seulement que ton imbécile de fils a réussi à comprendre comment planter des clous dans un fer à cheval en regardant quelqu’un le faire ? Vraiment, quelle belle illustration ! Eh bien, moi, je vais t’en faire une autre du même genre : voici ce que j’ai appris, sans mot dire, en regardant faire mon maître-armurier et en l’imitant.
Photo : Nicole Priou |
Après avoir longuement dévisagé le Duc abasourdi, le corbeau s’envola soudain en croassant : “Déjections ! Déjections !”
Epilogue
Hervé : Quelle est l’importance des mots dans la transmission d’un savoir ? Ils peuvent servir d’indicateurs pour guider un apprentissage, une action. On pourrait aussi dire qu’ils sont à la crête de l’action : s’ils ne sont pas portés par la vague, le mouvement de celle-ci, leur utilité est quasi nulle. J’ai commencé à comprendre l’aspect pratique des disciplines les plus abstraites en fac de philo lorsque notre professeur nous a initiés aux arcanes du calcul des propositions : il fallait apprendre à reconnaître la forme logique des propositions. Cet apprentissage relève d’un savoir-faire comme celui du charron ou du boucher.
Dans l’histoire du boucher toutefois, il n’y a pas de maître, on a l’impression de lire le récit d’un autodidacte. Avec le charron, le problème de la transmission se pose avec acuité : un savoir-faire traditionnel échoue à passer d’une génération à une autre. Le duc pense que, selon le charron, son fils a compris, intégré les gestes de Bourgon en l’observant et en l’imitant. Il oublie un point qui fait la différence, en deux sens, que l’on relève dans cette phrase : “Mais souvent Bourgon décalait un peu sa main, appuyait sur son épaule, redressait son buste.”
Photo : Nicole Priou |
Ensuite, le “geste pédagogique” de celui qui enseigne est donc censé aider l’apprenant à construire son apprentissage, ses savoirs, de faire sa différence. Si l’on reste trop longtemps dans l’imitation, on est toujours en dessous du modèle, on ne trouve pas sa façon de faire, de connaître. Il y a dans l’enseignement une distinction importante à poser, nous dit René Girard, le chantre de l’imitation, entre ce qui doit être imité et ce qui ne doit pas l’être. La présence de cette main qui corrige, redresse, doit-elle nous conduire à reconnaître que toute pédagogie est une manipulation?
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