la marotte féconde pour la conduite de la vie
Avons-nous besoin de marottes pour vivre ?
Emmanuel : Nous vivons dans l’incertitude. Il me semble que trouver, ou se créer une ou des marottes, est une solution qui nous aide à avancer sans être terrorisé en permanence. Ce serait la première fonction d’une marotte. Vaut-il mieux en avoir une ou plusieurs ? Je ne crois pas que ce soit essentiel : avec un bouquet de marottes, on peut faire une marotte… L’essentiel dans cette question, et là où se joue sans doute la possibilité de la fécondité, c’est dans le fait de rester ouvert. Et donc de se servir de la marotte pour avancer, mais en faisant attention à ne pas se laisser aveugler.
Hervé : Je vois une autre utilité à nos marottes. Dans la conduite de la vie, il nous revient de forger des convictions sur ce que nous estimons bon de faire, ou de suivre celles que nous transmettent d’autres. Comme le souligne William James dans “La volonté de croire”, “Les questions morales, se présentent immédiatement comme des problèmes dont la solution ne saurait dépendre de la preuve sensible. Un problème moral consiste à décider non point de ce qui existe dans le monde sensible, mais de ce qui est bien, ou des choses qui seraient bien si elles existaient.”
L’hypothèse nietzchéenne de l’Eternel Retour est de cet ordre, comme nous l’avons vu dans notre premier dialogue une décision de cet ordre, quoique paradoxale : ce qui est bon, par-delà le bien et le mal, c’est le monde tel qu’il est, tel qu’il se répète éternellement. Aucune preuve ne peut être donnée de cette hypothèse, mais elle peut être féconde, orienter l’action de tous ceux qui aiment suffisamment la vie et eux-mêmes, n’ont nul besoin d’un autre monde, d’un sens ultime pour la justifier.
Christine : Oui, on voit bien à travers ce que tu dis que sur un plan individuel et moral une marotte a un rôle à jouer. Et dans la vie collective ? Les religions et les idéologies politiques peuvent aussi être considérées comme des marottes qui guident, font que l’on s’accroche, ou aident à juger et à agir, non ? On les imagine aisément fécondes, mais tout aussi aisément catastrophiques.
Hervé : Absolument. Et le christianisme, en proclamant tous les êtres humains frères et fils de Dieu, a très certainement contribué à promouvoir les concepts de liberté et d’égalité. De même, en considérant le monde comme un lieu profane à la disposition de l’homme, il a favorisé l’essor des sciences et techniques. Le philosophe américain John Dewey est allé jusqu’à soutenir que la démocratie du XXème siècle est un “christianisme naturalisé”, l’existence effective de la liberté collective au-delà des croyances religieuses. Cela n’est pas advenu sans les bains de sang des guerres de religion, l’Inquisition, etc. De même, la pensée marxiste a pu servir d’instrument de lutte pour les prolétaires subissant le capitalisme sauvage du XIXème siècle, mais elle a aussi débouché sur de nouvelles formes de dictature.
Dans les sociétés démocratiques et laïques contemporaines, le problème de la marotte collective se pose d’une nouvelle façon. En principe, l’Etat est neutre quant aux convictions morales et religieuses, celles-ci ne trouvent leur place que dans le domaine privé. Le risque est grand que se produise une cristallisation des marottes qui se développent dans des groupes fermés et donnent lieu à diverses formes de communautarismes violents, comme des sectes, ou des religions fanatiques.
Christine : Alors un même problème se pose à l’échelle individuelle et collective : comment éviter que les diverses marottes humaines perdent leur fécondité, se referment sur elles-mêmes ?
La mise en question comme condition de fécondité
Hervé : Les communautés scientifiques ont adopté depuis au moins la fin du XIXème siècle la réflexion critique collective. Lorsqu’un chercheur émet une nouvelle hypothèse et/ou un remaniement des ensembles théoriques qui guident la recherche, il les propose au feu nourri des remarques et objections de ses collègues. Karl Popper estime que cela doit inspirer les discussions dans les sociétés démocratiques. Il est rejoint sur ce point par Claude Lefort qui définit la démocratie comme un régime où “le lieu du pouvoir est vide” (lien avec l’anarchisme ?), la pluralité et le débat y sont indispensables.
Le mot “débat” évoque une confrontation plus ou moins rude. Le “dialogue” qui comprend à la fois une notion d’ouverture et de jugement critique me paraît plus adapté. L’enjeu est que les marottes s’exposent en deux sens de ce terme : qu’elles se disent d’une part ; qu’elles acceptent le regard et les remarques des autres interlocuteurs, prenant ainsi le risque d’une remise en question, mais aussi d’une meilleure connaissance d’elles-mêmes. Je ne sais vraiment ce que je pense, ce que j’ai dit, que lorsque d’autres me signifient ce qu’ils ont entendu. Bref, le dialogue ainsi compris permet de donner une porosité aux marottes, de les faire respirer.
A titre d’exemple : “les sociétés laïques et démocratiques peuvent-elles favoriser le dialogue entre les différentes religions et ceux qui ne se reconnaissent dans aucune d’elles ?” Avec cette question, on peut ouvrir les marottes religieuses, agnostiques, athées, etc. les unes aux autres. Un double processus de reconnaissance se met en place : les valeurs de liberté, d’égalité sont issues, entre autres de la sécularisation, de “l’entrée dans le siècle” des religions dites monothéistes. Celles-ci peuvent donc être amenées à reconnaître leur apport historique qui petit à petit a perdu la référence centrale à la notion de “Dieu”, de telle sorte que la croyance religieuse devient une option de vie, mais ne peut plus prétendre à régenter l’espace public politique. De même, les athées, agnostiques, etc. sont conduits à se comprendre comme héritiers de traditions qui leur ont offert la possibilité d’une émancipation.
L’éducabilité, super marotte ?
Christine : Moi je connais une belle marotte pour les enseignants. Un indémodable ! Chaud pour les cours d’hiver qui ne se passent pas comme on aurait voulu, avec le gamin qui résiste à retenir la table du neuf, et rafraichissant pendant l'été de l'enseignement, quand la classe difficile fait monter la température intérieure du prof au point que le Vésuve ressemble à la banquise... Dans ces conditions extrêmes, on le tient, notre idéal régulateur, on si accroche, à notre ligne de vie : la marotte dont je parle, c'est le principe d'éducabilité.
Il ne retient pas la table du 9 ? Il va y arriver un jour, bientôt. La classe ressemble à une cage de fauves à partir de 9 heures et demi ? Elle va peu à peu se réguler, bientôt. Jamais de cas désespérés, ni individuels, ni collectifs. Toujours au fronton de la classe et sur le front de l'enseignant clignote « principe d'éducabilité ». J'ai l'impression que parfois ça tient de la méthode Coué, mais aussi du « si ça fait pas de bien ça peut pas faire de mal », mais en tout cas je ne vois pas dans quelles conditions cette marotte-là deviendrait inféconde, voire dangereuse.
Sauf que… On peut se dire qu'une marotte, pour être potentiellement féconde, doit rester poreuse, laisser, donc, passer ce qui n'est pas elle. Ca veut dire qu'il faudrait accepter parfois la fin de l'éducabilité ? J'ai connu un cas de ce type un jour. Ulysse. Un gamin pour lequel je me suis accrochée pour qu'il apprenne, ralentissant toute la classe tant qu'il n'avait pas compris. Et puis il a passé des tests cognitifs, et a été reconnu “handicapé” sur le plan cognitif. Est-ce que vous pensez que ma marotte m'avait aveuglée, et qu'au final elle a porté préjudice à la classe ?
Emmanuel : C'est possible... peut-être qu'on pourrait adopter en remplacement un principe de jetecassepaslescouillités.
Christine : Ah mais non ! Le principe éducabilité va avec le principe de jetecasselescouillités. Tiens, je n’ai même jamais vraiment envisagé qu’Ulysse pouvait avoir pâti de ma détermination. mais tu me donnes à penser qu’il me manquait la porosité qui laisse entrer les informations, les évènements extérieurs, la nouveauté, et permet de regarder les choses en face... Pour arriver finalement à un réajustement constant entre ce que l’on veut et ce que l’on peut.
Emmanuel : La question est sans doute dans ce que l’on met derrière ce principe d’éducabilité et peut-être surtout dans les capacités de celui qui s’applique à opérer ces réajustements. Trop souvent, par exemple, s’adapter aux plus faibles consiste uniquement à leur répéter, encore et encore, les mêmes choses avec les mêmes mots.
Le réajustement, sur le principe, c’est bien ça qu’il faut, c’est nécessaire. Mais pour le faire, pour l’appliquer vraiment, c’est difficile, très difficile. Et plus l’écart est grand entre les uns et les autres, entre les niveaux et les comportements, plus c’est difficile. Et on confie ce travail à des gens qui ne sont ni formés ni sélectionnés pour le faire. Démontrer des théorèmes, faire des exercices, mettre au point une progression (pas trop ambitieuse, hein ?), ça j'ai appris à le faire. Pour le reste…
Christine : Je pense que dans certains cas, pour tenir, eh ben la grande copine de la marotte de l’éducabilité c’est l’hypocrisie (ah, comme les défenseurs du savoir pur et intouchable sont nobles, drapés dans leur dignité…), ou l’aveuglement (quand on ne veut pas reconnaitre qu’Ulysse profiterait peut-être, ou parfois, mieux d’un environnement éducatif plus adapté).
Mais tout de même, au final, elle a sans doute surtout porté plus loin des enseignants et des élèves, fait naitre la persévérance. Et au fond il n’est pas besoin que cette croyance se fonde sur quelque chose qui soit vrai. Le stratagème de Pygmalion marche très bien. Il a marché dans des expériences d’ailleurs, lorsque l’on disait à des enseignants qu’une classe était constituée d’élèves particulièrement brillants, ce qui était faux : à la fin de l’année on se rendait compte que les résultats obtenus étaient meilleurs que dans la classe témoin. Alors bon, mon Ulysse, il est fort possible lui aussi qu’il ait profité de ma semi-illusion. Je le croyais capable, j'avais confiance, confiance dans ses capacités, sans savoir jusqu'où il pourrait aller. Au fond, c'est bien ce qui s'est passé.
Mais tout de même, au final, elle a sans doute surtout porté plus loin des enseignants et des élèves, fait naitre la persévérance. Et au fond il n’est pas besoin que cette croyance se fonde sur quelque chose qui soit vrai. Le stratagème de Pygmalion marche très bien. Il a marché dans des expériences d’ailleurs, lorsque l’on disait à des enseignants qu’une classe était constituée d’élèves particulièrement brillants, ce qui était faux : à la fin de l’année on se rendait compte que les résultats obtenus étaient meilleurs que dans la classe témoin. Alors bon, mon Ulysse, il est fort possible lui aussi qu’il ait profité de ma semi-illusion. Je le croyais capable, j'avais confiance, confiance dans ses capacités, sans savoir jusqu'où il pourrait aller. Au fond, c'est bien ce qui s'est passé.
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