Hervé : Je vais citer quatre philosophes qui aident à penser notre problème : Tocqueville, Lévinas, Montesquieu et Rancière.
La difficulté majeure que fait apparaître Tocqueville est le lien entre la disparition du “vivre ensemble” et l’apparition de la démocratie. Dès que les hommes se considèrent semblables et égaux, ils peuvent se croire fondés à ne rechercher que leur intérêt personnel.
Philippe Ibars - fontdenimes.midiblogs.com |
Selon Tocqueville ce type de démocratie peut donner lieu à un despotisme doux. Un Etat immense et tutélaire va s’occuper du bonheur des citoyens, de leur vie quotidienne, de leurs soucis. Pendant un certain nombre d’années à la fin du XXème siècle, il fut appelé “l’Etat Providence”.
Il fut précédé par un Etat totalitaire “dur” qui voulait lui aussi le bien de tous. Sa justification à l’oppression qu’il exerçait était la suivante “L’Etat veut le bien de tous, celui qui le contestent sont soit des traîtres, au service des Etats ennemi. Lle camp de rééducation les attend. Soit des personnes un peu dérangées qui ne comprennent pas que si l’Etat veut le bien de tous, il veut aussi LEUR bien. Un petit séjour à l’hôpital psychiatrique s’impose…
Il serait toutefois erroné de penser que la démocratie ne nous offre pas d’autre alternative que le consumérisme ou le goulag…
Dans son texte extrait de “Difficile liberté” reproduit ci-dessous, Emmanuel Lévinas, à travers sa réflexion éthique, nous aide à percevoir, à dessiner des perspectives pour déterminer ce que pourraient être le “vivre ensemble”, en ce début du XXIème siècle, des humains libres et égaux.
Selon Lévinas, dès la première parole, le rapport d’égalité avec autrui est posé, même s’il est ensuite dénié : parler à autrui, c’est d’emblée le considérer comme capable de me comprendre, susceptible de me répondre. Avant même de le connaître je le reconnais comme respon-sable :
“Ce que l'on dit, le contenu communiqué n'est possible que grâce à ce rapport de face à face où autrui compte comme interlocuteur avant même d'être connu.” (Emmanuel Lévinas, Difficile liberté).
Philippe Ibars - fontdenimes.midiblogs.com |
En démocratie, chaque voix est, en principe, égale aux autres, ce que confirme le rituel de l’élection. Montesquieu (“De l’Esprit des lois”) souligne cependant que l’élection n’est pas un mode spécifique de la démocratie, il appartient plutôt à l’aristocratie. Rappelons-nous que la dynastie des Capétiens est née en 987. Hugues Capet a été élu par ses pairs pour maintenir l’ordre entre eux. Elle a traversé les siècles, puisque Louis XVI, lors de la Révolution Française, fut arrêté et jugé en 1793 sous le nom de Louis Capet.
Le tirage au hasard est plutôt le mode de désignation utilisé dans les premières démocraties. Cette thématique fut d’ailleurs débattue lors des élections présidentielles de 2007, où fut proposé que soient institués des comités constitués de citoyens tirés au hasard pour vérifier, contrôler l’action des élus.
Plus largement, selon Jacques Rancière (“La haine de la démocratie”), la notion de “démocratie” et les multiples formes de vivre ensemble qu’elle permet “n’est fondée dans aucune nature des choses et n’est garantie par aucune forme institutionnelle. “ (...)
“La société égale n’est que l’ensemble des relations égalitaires qui se tracent ici et maintenant à travers des actes singuliers et précaires.”
Philippe Ibars - fontdenimes.midiblogs.com |
Pour terminer, le texte d’Emmanuel Lévinas extrait de “Difficile liberté” :
"Parler, c'est en même temps que connaître autrui se faire connaître à lui. Autrui n'est pas seulement connu, il est salué. Il n'est pas seulement nommé, mais aussi invoqué. Pour le dire en termes de grammaire, autrui n'apparaît pas au nominatif, mais au vocatif. Je ne pense pas seulement à ce qu'il est pour moi, mais aussi et à la fois, et même avant, je suis pour lui. En lui appliquant un concept, en l'appelant ceci ou cela, déjà j'en appelle à lui. Je ne connais pas seulement, mais suis en société. Ce commerce que la parole implique est très précisément l'action sans violence : l'agent au moment même de son action, a renoncé à toute domination, à toute souveraineté, s'expose déjà à l'action d'autrui, dans l'attente de la réponse. Parler et écouter ne font qu'un, ils ne se succèdent pas. Parler institue le rapport moral d'égalité et par conséquent reconnaît la justice. Même quand on parle à un esclave, on parle à un égal. Ce que l'on dit, le contenu communiqué n'est possible que grâce à ce rapport de face à face où autrui compte comme interlocuteur avant même d'être connu. On regarde un regard. Regarder un regard, c'est regarder ce qui ne s'abandonne pas, ne se livre pas, mais qui vous vise : c'est regarder le visage.
Le visage n'est pas l'assemblage d'un nez, d'un front, d'yeux, etc., il est tout cela certes, mais prend la signification d'un visage par la dimension nouvelle qu'il ouvre dans la perception d'un être. Par le visage, l'être n'est pas seulement enfermé dans sa forme et offert à la main - il est ouvert, s'installe en profondeur et, dans cette ouverture, se présente en quelque manière personnellement. Le visage est un mode irréductible selon lequel l'être peut se présenter dans son identité. (...)
La connaissance révèle, nomme et par là même, classe. La parole s'adresse à un visage. La connaissance se saisit de son objet. Elle le possède. La possession nie l'indépendance de l'être, sans détruire cet être, elle nie et maintient. Le visage, lui est inviolable ; ces yeux absolument sans protection, partie la plus nue du corps humain, offrent cependant une résistance absolue à la possession, résistance absolue où s'inscrit la tentation du meurtre : la tentation d'une négation absolue. Autrui est le seul être que l'on peut être tenté de tuer. Cette tentation du meurtre et cette impossibilité du meurtre constituent la vision même du visage. Voir un visage, c'est déjà entendre : « Tu ne tueras point. » Et entendre : «Tu ne tueras point », c'est entendre : « Justice sociale »."
Emmanuel Lévinas, Difficile liberté