mardi 12 août 2014

Vivre ensemble (première partie)

Emmanuel : Je me suis souvent demandé pourquoi des personnes également intelligentes, avec des qualités comparables (disons par exemple honnêtes, sincères, ouvertes, généreuses, mais ça pourrait marcher avec malignes, profiteuses, roublardes) faisaient des choix politiques opposés, se rapprochaient d’un groupe plutôt que d’un autre..
J’en suis arrivé tout d’abord à une première conclusion : il n’y a pas, finalement, de très grande différence, entre des opinions modérées. Aller d’un côté ou de l’autre dépend surtout de conditions initiales différentes (familiales, par imitation ou opposition). Et c’est sans doute la même chose entre les différents extrêmes (là, ils ne vont pas aimer).
Philippe Ibars - fontdenimes.midiblogs.com

Christine : On peut alors se poser la question de ces conditions initiales. Qu’est-ce qui fait partir à droite ou à gauche ? Difficile à dire.

Emmanuel : Eh bien écoute, il n’y a pas longtemps, j’ai vécu deux expériences étonnantes.
Je me promenais en ville, il y avait beaucoup de monde. Et tout à coup, je me suis senti étrangement mal à l’aise. J’ai cherché autour de moi ce qui pouvait bien se passer, et il m’a fallu un long moment pour comprendre.
À une cinquantaine de mètres de là, une “manif pour tous” avait pris fin peu de temps avant. Et je m’étais trouvé au milieu de nombreux manifestants en train de s’éloigner du cortège.
Le malaise que j’avais ressenti était esthétique : physiquement, par leurs attitudes, leurs tenues vestimentaires, ces gens me repoussaient (et ça n’avait rien à voir avec leurs idées, ils ne disaient rien, ne scandaient rien et dans un premier temps je n’avais vu ni  badges, autocollants ou autres signes distinctifs).
Quelques jours plus tard, j’ai retrouvé les mêmes manifestants sur une place, faisant face à des manifestants extrémistes de gauche qui les invectivaient. Ils étaient de part et d’autre d’une place que j’étais en train de traverser. Et j’ai été là encore esthétiquement repoussé, et par les deux partis… ce qui fait que j’ai traversé la place, exactement au milieu, en ligne bien droite.
Ils me repoussaient, et plus étonnant… ils semblaient s’attirer.
Depuis, j’observe les groupes, les affinités entre leurs membres, et j’ai de plus en plus l’impression que l’esthétique a une place fondamentale dans la création et dans la cohésion de ces groupes. Et que le tee-shirt et la coupe de cheveux du gauchiste repoussent son opposant de droite en polo Lacoste autant que ses idées (et réciproquement).

Philippe Ibars - fontdenimes.midiblogs.com
Christine : Après l’éthique, l’esthétique, bien vu ! On se rapprocherait donc parce qu’on se ressemble physiquement.
Je pense aussi qu’on est en train d’inventer des formes sociales qui ne sont ni des tout ni des rien. Derrière le “tout”, je vois des formes traditionnelles, avec un pouvoir de surveillance et de contrôle, sinon par un état fort, du moins par un environnement social, familial contraignant et normalisateur. Derrière le “rien”, je vois des comportements que l’on appelle individualistes avec une moue dédaigneuse.
Seulement je ne crois guère en la théorie de l’individualisme. Dans l’individualisme règne la solitude et c’est plutôt l’absence de solitude que j’aperçois dans les pratiques sociales. La solitude ou ce qui s’y apparente, c’est la grande angoisse. L’autre angoisse, c’est d’être quelque part et pas ailleurs. 
Alors, peut-être pour se jouer de ces deux craintes, ce que j’observe plutôt ce sont des rassemblements légers et protéiformes, des communautés éphémères et mobiles. A la place de la grosse corde qui retenait ensemble les individus dans des formes sociales traditionnelles stables, je vois autour de moi, et me sens prise dedans d’ailleurs, des petits fils qui relient, rapprochent temporairement des personnes autour d’un projet à durée limitée, autour d’une idée ou conviction, autour d’une “semblance”. Des fils de soie fragiles mais suffisants pour maintenir dans la périphérie d’un autre, d’autres. Des fils de soi pour cultiver sur du même, ou dans de l’illusion du même, suffisante pour mener à bien ensemble une action, un projet.
Je pense que la fragilité du lien a quelque chose de peu rassurant, mais aussi quelque chose de léger et de joyeux : il est léger et joyeux de choisir et se choisir.      

Philippe Ibars - fontdenimes.midiblogs.com
Emmanuel : De multiples fils de soi, oui. Les anciens liens étaient moins nombreux, plus raides, éprouvés… et lourds en effet. Le problème des nouveaux fils, c’est qu’on les noue de manière désordonnée et sans recul. Tout ceci est nouveau, alors il est bien possible qu’on se retrouve complètement emmêlé, ou bien suspendu de tout notre poids à un petit brin tout faiblard.
Il faudra sans doute un peu de temps pour nous permettre de nous adapter à l’échelle de la société, de tirer parti des expériences, positives ou douloureuses. Ensuite, de nouvelle routines se mettront probablement en place, qui nous permettront de retrouver une certaine stabilité. À moins que les changements ne continuent à un rythme trop effréné.
Il faudra peut-être alors, faute de nouvelle stabilité, nous contenter de nous adapter à l’instabilité.
 
Hervé : Pas impossible… Il est aussi important de se demander comment et pourquoi cette question du “vivre ensemble” a commencé à se poser. Pourquoi ces modes de vie traditionnels, où cette question ne se posait pas, ont disparu petit à petit. (à suivre)

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