mercredi 26 mars 2014

La manipulation thérapeutique ou comment réanimer le corps (François Roustang, La fin de la plainte, chapitre 2) suite

Manipulation aurait donc deux sens. L'un favorable qui renverrait à l'usage de la main en chimie, dans l'artisanat, dans l'art, et donc aussi dans l'art de guérir, l'autre défavorable qui aurait d'abord sa référence dans les manœuvres d'ordre politique. Favorable le mot aurait été entendu de manière littérale, défavorable il devrait être pris dans un sens figuré ou métaphorique. Dans le premier cas on touche avec la main de façon prolongée, on n'hésite pas à montrer comment travaille sa main et comment le corps entre en jeu dans une continuité naturelle et transparente. Dans le second cas, celle des manipulations économiques ou poli­tiques, on est contraint d'imaginer un tricheur qui opère, comme l’on dit, en sous-main : c’est-à-dire sous la main visible une autre cachée.



Emmanuel : on pourrait dire que littéralement, la main qui touche (sans se cacher) se rapporte à un sens positif de la manipulation. Le sens figuré, les manœuvres cachées se référant au côté négatif.
Mais l'éducation est peut-être un contre-exemple : par bien des aspects, elle est une manipulation cachée, les buts de ses manœuvres ne s'exposant pas toujours au grand jour. Mais pourtant elle n'est pas à ranger dans la catégorie des actes néfastes.
Mais, évidemment, certains pourraient arguer que l’éducation est une manipulation cachée qui elle aussi est du côté obscur de la force.


Christine : Et ce n'est pas tout : Hervé a montré avec les témoignages de ses anciens élèves des exemples de manipulateur manipulé.

Hervé : Les thérapeutes issus de l’école de Milton Erickson et du mouvement de Palo Alto (Bateson, Watzlawick) ont posé de façon plus large le problème de la manipulation.  Selon eux, toute communication humaine implique un jeu d’influences qui s’exercent de façon plus ou moins visible pour l’un et/ou l’autre des interlocuteurs. En effet, comme je l’ai souligné précédemment, il se peut fort bien que même celui qui exerce l’influence ne la perçoive pas.


On pourrait donc parler de la manipulation comme d’une “influence cachée”. Vous débattez des critères d’acceptabilité de la manipulation. Jean-Léon Beauvois aborde ce thème et parle d’ “influences sournoises” dans son récent ouvrage éponyme. Selon lui, l’acceptabilité de la manipulation dépend du ”contrat de communication” (concept proposé par Rodolphe Ghiglione) implicite ou explicite entre les interlocuteurs.
Le contrat de communication fixe les buts et les limites de la relation qui va se déployer. Si je regarde un débat politique à la télévision, il est clairement posé que les personnes qui s’expriment ont pour but de capter mon approbation et vont mettre en oeuvre pour cela des stratégies d’influence et de persuasion. En revanche, le contrat de communication entre les élèves et le professeur exclut complètement que celui-ci utilise son autorité et ses capacités de persuasion pour, par exemple faire de la propagande politique et partisane durant le cours.
En pédagogie, la stratégie d’influence, si l’on préfère ce terme à celui de manipulation, ressemble à la façon dont la treille permet la pousse de certaines plantes : elle empêche la plante de pousser dans n'importe quelle direction, sans fixer et déterminer à l'avance celle qu'elle prendra.


On peut également trouver des façons de poser le “contrat de communication” qui sont déjà manipulatoires.
Le référentiel de la formation d’infirmier demande au tuteur, sur lieu de stage, de mener régulièrement des entretiens qui mettent l’étudiant en “posture réflexive”, l’amènent  à évaluer lui-même ses actions, son parcours de formation. Commencer l’entretien en sollicitant la réflexion de l’étudiant, c’est donner à celui-ci  un rôle fort, lui montrer qu’on le croit capable d’analyser lui-même ce qu’il a fait. Cette manipulation  qu’on pourrait appeler “responsabilisante”  peut être renforcée par des questions exclusivement ouvertes (Qui ? Quoi ? Quand ? Où ? Comment ? Combien ? Pourquoi ?). Elle s’avère efficace pour transformer ce qui n’est qu’un savoir théorique en compétence.
Supposons un étudiant infirmier qui a fait tomber une serviette du lit d’un patient durant une toilette,  la remet en place, puis l’utilise sans la changer. Lui poser une question fermée : “Est-ce une conduite conforme aux règles d’hygiène ?”, c’est déjà induire, sans réflexion, la réponse “Non !”. La question ouverte : “Quelles peuvent être les conséquences pour le patient ?” induit la fameuse “posture réflexive” puisqu’elle oblige l’étudiant à élaborer lui-même une analyse de la situation, ce qui favorise, sans bien sûr les garantir absolument, une meilleure compréhension de ce qui est en jeu et un changement d’attitude dans le futur.


Christine : Est-ce qu’on arriverait, puisqu’il faut bien finir, à poser quelques principes qui caractériserait une manipulation sinon positive, au moins  non négative ?
Une manipulation est acceptable à condition qu’elle ne contrôle pas ses conséquences.
La manipulation est inacceptable si elle n’existe que dans l'intérêt de celui qui guide le processus.
Il s’agit peut-être d’un acte posé dans l’intérêt d’une personne, mais l’intérêt étant finalement laissé à l’appréciation de la personne : on donne une impulsion pour que cette personne cherche et trouve ce qui est bien pour elle.


Hervé : Ce que tu dis là pourrait être appliqué au problème de la fameuse “motivation”. On croit souvent qu’elle doit déjà être là pour qu’une personne s’investisse dans un projet, une action, etc. Je suis persuadé qu’on ne “motive” pas quelqu’un, c’est un fantasme de publicitaire, pire que la pire des manipulations. Cela reviendrait à rechercher le bon bouton qui, une fois actionné, susciterait immanquablement le désir. Je pense, au contraire que la motivation, selon l’expression d’ Hélène Trocmé-Fabre “n’est pas une donnée, mais une résultante” (in “J’apprends, donc je suis”).
Lors de mon premier entretien collectif avec les nouveaux apprentis au CFA, en début d’année, je leur dis : “Quelles que soient vos raisons d’être ici, vous avez raison d’y être”. Nous travaillons donc sur leurs “motivations”. Elles peuvent être de plusieurs ordres : l‘apprentissage permet d’avoir une expérience, de gagner un peu d’argent, etc. J’estime que la relation de confiance est établie si certains osent dire publiquement : “Je suis ici parce que personne ne voulait de moi ailleurs”, ou bien “... parce que j’habite en face”. Je propose alors à ces apprentis la chose suivante : Glaner pendant deux mois des situations d’étonnement, des faits qui les ont surpris puis, en entretien individuel, les analyser avec moi pour déterminer s’ils y trouvent des raisons supplémentaires de continuer leur apprentissage dans la spécialité  qu’ils ont initialement “choisie”, ou si cela a éveillé en eux un autre projet que nous élaborerons, peaufinerons ensemble.
Il y a bien une forme de manipulation, puisque je les place en situation d’ attention active mais, là aussi, sans connaître à l’avance ce qui se passera. Ma “treille” consiste seulement à les empêcher de “glander”...
                  
Emmanuel : L'image de la treille débouche sur la question suivante : la transparence est-elle souhaitable, nécessaire ? (la main qui manipule doit-elle être visible?)
On peut être tenté d'utiliser la treille pour donner l'illusion d'une liberté à trois dimensions, alors qu'elle impose une contrainte et fait perdre un degré de liberté. Le sujet qui est soumis semble évoluer dans un espace à trois dimensions alors qu'il n'a accès qu'à une variété à deux dimensions.
Deux données peuvent avoir des rôles importants :
- la morale : est-ce bien de faire ça ? (par exemple d'être un despote éclairé, agissant pour le bien de ses sujets ignorants). Ici, le bien restera toujours sujet à discussion et les risques de dérapages toujours grands.
- La connaissance de la situation :     je mets en place cette treille. C'est un guide, voici sa forme, voici la raison qui m'a poussé à la mettre en place et à lui donner cette forme. Et maintenant voici les degrés de liberté qui vous restent.
Et bien sûr, il faut voir dans quelle mesure le sujet s'est engagé dans la treille volontairement, et dans quelle mesure il a la possibilité de la quitter s'il le souhaite.
On en revient sans doute aux règles d’établissement du contrat de communication cité plus haut par Hervé.


Hervé : On peut certainement décrire la forme de la treille qu’on met en place. C’est d’ailleurs ce que j’ai essayé de faire plus haut. Il me semble toutefois impossible, voire pas souhaitable de savoir quels sont “les degrés de liberté qui (...) restent”. C’est la plante qui, en poussant, les invente.

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